On ne peut pas réduire un homme à deux dates, des limites comme on dit en mathématique. Car certains hommes dépassent leur limite supérieure, c’est-à-dire la date de leur mort.
« Un de ses derniers articles publiés pendant la Seconde Guerre mondiale s’intitule Fidélité au national-socialisme, ça donne une idée de la chose. Il pensait que les vichystes étaient un peu trop gaullistes... »
C’est le cas, entre autres, de Lucien Rebatet, qui fait toujours couler un petit peu d’encre à droite, enfin, ce qu’il en reste, et beaucoup à gauche. Normal, c’était un fasciste, un antisémite, un collaborationniste. Il n’a pas fait dans la demi-mesure, le Lulu.
Avant d’écouter deux émissions sur notre homme, on commence par un Radioscopie de Jacques Chancel (qui n’est pas passé loin du carton jaune, rétroactivement parlant), avec un certain Rebatet comme invité, en 1969, soit trois ans avant la mort de l’écrivain. Une telle liberté d’expression serait impensable aujourd’hui.
« Lucien Rebatet, ce seul nom évoque d’étranges souvenirs, nous ramène 29 ans en arrière, et suscite peut-être encore la haine. Je crois pouvoir dire que vous êtes allées jusqu’au bout de vos idées. Sur la balance des extrêmes qui offrait au monde en 1940 et Churchill, et Roosevelt, et Staline et de Gaulle, vous avez choisi Hitler. »
Pour les gauchistes, on a France Culture
Pour les droitistes, on a Radio Courtoisie
Sur le blog des études rebatétiennes, on trouve des hommages en morceaux. On commence par un extrait du Provocateur, de Dominique de Roux (1962) :
« Je suis resté une heure. Nous avons parlé de Céline, de l’Algérie beaucoup, un peu de ses livres. Rebatet n’a pas écrit que Les Décombres. Ses quinze ans de prison lui ont fait sortir un grand livre en deux gros volumes, Les Deux Etendards, qui est une gigantesque chronique de la France entre les deux guerres. Beaucoup considèrent ce roman comme le plus important publié depuis 1945. La critique l’a méprisé. La haine l’entoure encore d’un mur de bronze. Il prend bien ca, avec insulte et esprit de lutte. Ce que je regrette le plus en cet homme courageux dont le premier abord m’a pris, c’est son esprit antisémite toujours et une certaine méchanceté encore, qui fait des Décombres un livre insupportable malgré des pages magnifiques et un chapitre sur Maurras, Pujo, l’AF qui est un portrait d’anthologie. Rebatet, c’est Robespierre. Et bien, comme il me l’a dit lui-même, qu’il regrette certains passages des Décombres, il est resté cette tête de pioche qui, s’il avait un pouvoir de police, chargerait pour le mur des Fédérés des autocars de juifs, des camions de vaincus ».
Alain de Benoist l’a rencontré en 1962 :
« Lucien Rebatet, le formidable pamphlétaire des Décombres, était et demeure encore pour moi avant tout l’auteur des Deux Etendards. J’ai lu ce roman océanique, bouleversant, cette histoire d’un amour absolu, avec une émotion toujours renouvelée. Je m’identifiais tout à tour aux deux protagonistes du récit, pourtant en apparence si opposés, Michel l’athée convaincu et Régis le croyant futur jésuite. Quant à Anne-Marie, l’héroïne féminine, je l’identifiais à mon premier amour, Marie-Jo. Je voulus rencontrer l’auteur, qui accepta de me recevoir, en décembre 1962, dans son appartement de la rue Le Marois, dans le 16è arrondissement. Il fut enchanté quand je lui déclarai que son livre était construit comme un drame musical wagnérien, et me fit cette dédicace : ‘‘Au plus jeune à ce jour des amoureux d’Anne-Marie’’ ! Le reste de la conversation fut par contre bien décevant. En dehors de la musique, nous n’étions à peu près d’accord sur rien ».
Ah, maintenant Brasillach, c’est nettement plus chaud.
« … Enfin, toujours justement irrité, le plus opiniâtre et le plus violent d’entre nous tous, Lucien Rebatet. Quel étonnant garçon ! Il connaît la peinture, il a traîné dans tous les musées d’Europe, il est antisémite et il a vidé des verres avec Pascin et Modigliani, il est passionné de musique, il est maurassien, il sait Rimbaud par cœur, il est le meilleur sinon le seul critique de cinéma d’aujourd’hui […], il est un des plus remarquables polémistes que je connaisse : car il a tout, la verve, le style, la verdeur, le don de voir, le talent de caricaturer, et même parfois le sentiment de la justice. Toujours en colère contre les hommes, les choses, le temps, la nourriture, le théâtre, la politique, il établit autour de lui un climat de catastrophe et de révolte auquel nul ne résiste.
Et avec cela, il ne faut pas très longtemps pour s’apercevoir qu’il y a chez ce passionné un héritier de paysans dauphinois, solide, calme, habile et capable même de bon sens. Militariste par surcroît, poète de l’armée française, grognard-né, et capable de découvrir de la poésie dans un dépôt d’infanterie. Il est certainement un de ceux qui ont fait de Je Suis Partout ce qu’il est devenu. Il faut l’avoir vu à l’imprimerie, dans les grands moments, lorsque, par exemple, il composait nos deux numéros spéciaux sur la question juive, qu’il a presque entièrement rédigés ; marchant de long en large à travers les tables, froissant les papiers dans ses mains, fumant cent cigarettes et poussant des plaintes de douleur à l’idée qu’il fallait couper deux, trois colonnes par page. »
Dans le Libre journal des belles lettres, on apprend que Rebatet disait que « la prison est l’idéal littéraire ». Cela nous permet de diffuser cet entretien très ouvert de Vincent Reynouard, qui raconte sa vie de cavale et de taulard. À quand le livre ?