Adressez la parole à n’importe qui avec civilité, voire même avec une politesse exquise, si vous n’avez pas dit « bonjour » vous serez grossièrement rappelé à l’ordre.
– Excusez moi, Mademoiselle, où se trouve le rayon des…
– BONJOUR !
Mon dieu, je n’avais pas dit « bonjour » ! Il faut dire « bonjour », grossier personnage !
Quand vous n’êtes pas interrompu par cet impertinent rappel aux usages, on vous répond parfois d’un sirupeux : « D’abord bonjour, etc… », sous-entendu « d’abord on dit bonjour, goujat ».
« Pourriez vous, s’il vous plaît, Madame, m’indiquer où se trouvent les lieux d’aisance ? » est impoli.
« Bonjour c’est où les chiottes ? » est poli.
« Bonjour, vos analyses sont sans appel vous avez une tumeur Plukon au stade métastatique, il vous reste tout au plus six mois, un an avec du bol » est médicalement correct.
« Asseyez vous cher Monsieur, alors comment vous sentez vous aujourd’hui, voyons un peu ces analyses » est inconvenant.
Ainsi « bonjour » a cela de bon qu’il dispense d’être bien élevé et permet aux grossiers personnages de donner libre cours à leurs aptitudes.
De la politesse foulée aux pieds ne reste plus que son fétiche : ce « bonjour » démocratique et obligatoire qui annule et remplace toute politesse vraie.
Ainsi donc, des antiques formes de politesse ne reste que ce mot de sept lettres ; mot de passe à usage unique nécessaire pour entrer en conversation avec son prochain.
On ne dit plus d’ailleurs bonjour Monsieur, bonjour Madame, bonjour non-binaire, bonjour bigenre, on dit bonjour tout court, et cette forme elliptique pourra bientôt être remplacée par un signe, comme le salut militaire, ou le bras tendu, ou le doigt d’honneur, etc…
Naguère, nous n’étions pas tenu de dire bonjour à tous les employés d’une administration ou d’un grand magasin quand on y entrait, l’essentiel était d’être poli envers chacun.
« Veuillez m’excuser » est suffisamment courtois, mais le loquedu derrière son guichet ou sa caisse enregistreuse, ne l’entend pas de cette oreille : on lui a pas dit bonjour, c’est comme si on lui avait craché à la gueule. Un air bienveillant, ouvert, voire souriant, ne sert de rien. Aujourd’hui ne compte plus ce qui se voit, ce qui hurle d’évidence, mais ce qui se doit dire ou faire, ce qu’il est correct de dire et de penser.
Lassé de me faire reprendre, je dis « bonjour, bonjour, bonjour, bonjour, auriez vous des timbres ? », ou bien « la machine à timbre, bonjour, ne fonctionne pas, bonjour, j’ai mis les pièces mais, bonjour, elle ne m’a pas délivré le timbre, bonjour ! »
Même le paysan dans son champ que je hèle depuis ma moto pour lui demander ma route, tonitrue d’abord un bucolique « Bonjour ! » et mélancoliquement je redémarre sans attendre de savoir mon chemin.
Un patapouf de la dite dissidence bardé de doctorats, et dont les tartines passent automatiquement en Une, à qui je posais directement une question par mail (preuve de mon estime pour sa Science), me répondit en transformant son adresse mail par « Bonjour Bonjour Bonjour » avec une police de trente centimètres.
– Lui aussi, alors ?, pensais-je, déçu. Depuis, hélas, je ne le lis plus, me privant de ses brillantes contributions à la compréhension du monde ; je sais que j’y perds mais bonjour-bonsoir ! au diable les convenances et les premiers convenus.
Pas plus que la politesse raffinée, l’adresse directe, sans formalité, n’est plus possible quand l’aimable familiarité d’un peuple gai et volontiers frondeur a disparu.
Avant que d’être un peuple d’hommes libres et égaux, il faut en être un, de peuple, il faut exister en tant que peuple. Or, le goût immodéré pour l’ouverture à l’autre et sa pénétration, entre autres joyeusetés, a exterminé toute sympathie et toute fraternité.
Seuls les pénétrants se sentent et s’appellent « frères », mais les autres ne se regardent plus qu’en sous-chiens de faïence, chacun voyant dans son semblable son propre cocufiage.
Bien le bonjour.